Minomo.

“Serre tes dents !
— Pas si je— aoutch !
— Tu baisses ta garde ! Concentre-toi, macaque !
— Arrêtez de m’appeler comme ça !... Argh !”

Un énième revers de bâton après s’être glissé sous le bras de Tsubaki, et voilà que celle-ci tomba au sol après s’être prise le coup de plein fouet dans la hanche. Il s’agissait d’un bâton relativement léger, peu solide ; mais qui ne suffisait à limiter la force de son maître, et lui permettait tout de même de couvrir l’adolescente de sacrés bleus. Un autre était voué à se manifester là où elle n’a su se défendre, et scellait la fin de l’entraînement de ce jour. Le soleil se couchait à vue d’œil, tandis que le ciel au loin se confondait avec ses cheveux. Sales par la poussière, comme la sueur, ce n’est que l’heure suivant la fin de son calvaire qu’elle pouvait se débarrasser de la crasse qu’elle avait accumulée.

Quel jour ? Quel mois ? Tsubaki commençait à perdre la notion du temps. Chaque jour était rythmé par les enseignements de Hannya-san. Elle savait qu’elle avait passé le plus dur, à savoir les jours rudes d’hiver ; mais, maintenant, à quel moment de l’année se trouvait-elle ? Elle ne le savait pas, étant coupée du monde extérieur. Sa seule indication était la température ambiante, qui devenait de plus en plus supportable, et les arbres. Ces derniers commençaient à reprendre des couleurs. Bientôt, le printemps allait approcher. Un printemps différent de tous les précédents, puisque, jusque-là, elle connaissait cette saison pour quelque chose qui lui devenait lointain : la nouvelle année scolaire, les nouveaux camarades de classe, comme enseignants. Un changement dans son uniforme, que ce soit la couleur de sa cravate, ou encore ses chaussures. Des événements qui lui semblaient mineurs, habituels—étaient complètement étrangers à présent. Son passé lui semblait irréel, le changement de quotidien ayant été beaucoup trop brusque.
Et pourtant, elle avait bien vécu ces moments heureux. Son uniforme était dans une boîte, à l’intérieur du cabanon dans lequel elle vivait avec Hannya-san. Ses manuels, qui étaient encore dans son sac maintenant couvert de poussière, lui semblaient aussi incompréhensibles qu’auparavant, si ce n’est encore plus. Elle savait aussi que ce toit n’était que temporaire ; que sa chambre, qu’elle partageait avec Haruki, était dans le même état qu’elle l’avait laissée. Quoique, non : elle devait être encore mieux rangée, maintenant qu’elle n’était plus là pour y mettre le désordre.

Le passé n’était pas irréel. Il était juste devenu ce qu’il est, s’éclipsant bien plus vite qu’elle ne le réalisait.

Il suffisait de voir ses cheveux. Sa coupe à la garçonne, qui lui valait une réputation de garçon manqué, avait laissé place à une crinière indomptable, qu’elle ne cherchait plus vraiment à coiffer, et laissait tomber dans son dos en une queue de cheval. Ses bras s’étaient définis, comme ils se voyaient à présent ornés de marques peu plaisantes à voir en son sens. Et … C’était tout ce qu’elle pouvait remarquer sur son corps. Nue au milieu d’une rivière qui lui paraissait gelée il y a quelques mois, elle pouvait enfin profiter de l’eau pure qui s’écoulait dans les montagnes, plutôt que du vieux tonneau du siècle dernier de son maître. Une eau naturelle, mais qui ne parvenait pas à faire disparaître ces marques déplaisantes sur son corps. Ni à dissiper celles de son esprit.

L’été de 2036. C’était le seul événement qui était encore vivace, et, ironiquement, le seul qu’elle aurait aimé laisser derrière elle. Et pourtant, il lui était aussi impossible que de vaincre Hannya-san au combat. Ce jour-là, elle portait encore ce titre de fille aînée de la branche secondaire des Kinoshita. Elle était venue dans cette tenue qui ne lui seyait point, au milieu de ces gens qui ne lui revenaient point. Elles les connaissait, ou les reconnaissait : mais, en même temps, tous lui étaient inconnus. Les seuls qui se démarquaient véritablement derrière ces sourires étaient ses cousins : Erika et Renge. L’une n’avait aucun sourire, et était comme une coquille vide dont l’instrument lui dictait sa conduite. L’autre ne cessait de se faire remarquer, par des paroles que sans doute aucun n’écoutait vraiment au-delà de son apparence.
Malheureusement, Tsubaki, aussi stupide était-elle, gobait ses propos au premier degré. Elle écoutait et assimilait tout de ce que son aîné de deux ans disait, et chacune de ses paroles détruisaient ses croyances, les unes après les autres. Elle faisait tâche, au milieu de cette pièce ; et au fur et à mesure qu’il allongeait son discours, elle avait l’impression de perdre sa personne, petit à petit, morceau par morceau. Comme une proie, acculée par son prédateur.

Mais la rousse n’était pas une proie. Et, comme un animal pris par son instinct de survie, son poing a pris le dessus sur ses pensées. Chacune de ses phalanges avait senti la peau de son cousin, pour l’envoyer valser au sol sur la piste de danse. Au final, la seule chose qui a dansé était sa dent. Et celle qui a vraiment gardé une cicatrice dans tout ça, c’était elle. Elle n’était pas visible, mais elle était bien présente sur sa main. Elle pouvait la sentir, même en plaçant l’autre dessus …
Légèrement recroquevillée sur elle-même, prise d’un frisson, Tsubaki sortit de ses pensées. Elle pouvait se voir dans l’eau, les yeux écarquillés. Elle les ferma, tentant de se calmer ; une seconde puis deux. Elle expira.

En les rouvrant, elle vit un démon dans l’eau.

Sursautant, Tsubaki glissa. Le précédent frisson commençait à prendre tout son corps, et, lorsqu’elle se redressa en deux, trois gestes, elle vit son visage à nouveau. Le démon, qui avait un visage similaire à celui du masque de Hannya-san, n’était plus.