L'arrivée à Kurokawa Onsen, lieu de méditation des bandits de grand chemin, se fait avec une course énergivore pour Marshall. Fraîchement débarqué du bus en périphérie du village, il est déjà en retard pour son rendez-vous avec un administrateur de biens. La mallette sous le coude, le trois-pièces torsadé, il prend ses jambes à son cou depuis une dizaine de minutes. L'astuce c'est de décompter les secondes dans sa tête, cette corruption des neurones lui permet de ralentir le temps à sa guise. Enfin, il faut quand même préciser que ces tours d'esprits ne fonctionnent que sur sa personne. Il passe donc d'établissements en établissements, le tout en déposant inconsciemment des regards furtifs sur les bassins réservés à la gente féminine. La potentielle faute au biais cognitif, qui sait. Le jeune homme se disperse rapidement, comme son narrateur pour le coup. Pour en revenir au sujet initial, l'américain doit s'entretenir avec un actionnaire d'une source thermale reconnue. Sa mission, convaincre son client de procéder à une fusion avec la guilde indépendante qu'il sert. Une situation périlleuse, pour ne pas dire hautement diplomatique. Une rencontre stressante pour n'importe quel malotru, une broutille pour Marshall, grand habitué des courbettes et des pots de vin en tout genre. Dans l'élan de ses enjambées endiablées, il manque de trébucher à plusieurs reprises à cause des branches noueuses qui déforment les vieux chemins de terre. Il peste sur les arbres à plusieurs reprises, accusant la source même de la vie d'en vouloir à la sienne.

Il s'arrête quelques minutes pour reprendre son souffle entre deux établissements de massage nippons. L'air y est humide, vaporeux, sa chemise ressemble de plus en plus à une serviette que l'on aurait utilisé à maintes reprises pour se sécher les cheveux. Alpagué par une dame pour un moment de détente aux pierres chaudes, Marshall s'empresse de reprendre sa route pour ne pas succomber à la tentation, sa concentration est mise à rude épreuve ; il essaie difficilement de flouer son cortex frontal, le petit malin. Heureusement pour lui, à la fin du chemin, un vieil homme moustachu et en tongs, surtout en tongs, attend sa venue avec impatience. Ce dernier agite subitement sa main en l'air, celle qui cachait ses parties intimes. L'électrochoc à la vue de l'engin met l'hippocampe de Marshall en pause technique, comme si l'information n'était pas tout à fait prête à être traitée ; un regard vide résume son état d'esprit, là tout de suite. Ce n'est qu'à la seconde d'après que l'homme de l'Oregon se juge de lui-même. Ne voulant pas passer pour un pervers étrange et ne souhaitant pas refléter l'image d'une sainte nitouche, il engage la conversation avec un frêle enthousiasme.

« - Bonjour M. euh Satoshi, c'est pour notre...
- Bonjour M. Edwards, venez-vite, par ici... - s'exclame-t-il avec des gestes abracadabrantesque.
- Monsieur, bien sû.. - répond Marshall, un pied devant l'autre.
- C'est mon établissement, mon onsen, vous savez... !
- Oui je sais, l'accord de nos deux sociétés ne devrait pas impacter votre droit de propriété sur cet...
- Non M. Edwards, non.
- Non ?
- Voyez par vous-même. - clôture-t-il la discussion en invitant l'auditeur à ouvrir ses yeux sur le jardin privatif appartenant à l'homme en tenue d'Adam.»

Bordel de merde qu'est-ce que c'est que ça, c'est exactement la question que notre protagoniste se pose à ce moment précis. Devant lui, un jardin japonais à plusieurs milliers de yens ainsi qu'un attroupement d'hommes et de femmes. On est à deux doigts d'imaginer une éventuelle orgie mais non, ces personnes sont vaguement équipés comme des chasseurs qui se seraient perdus en vacances. L'américain analyse la situation d'un œil distant, soutenant des propos incohérent à son interlocuteur.

« - Merci pour l'entretien, ce fût bref mais intense, voilà les dossiers. s'esclaffe-t-il en tournant les talons, apeuré par l'énergie que dégage le portail et qui se dresse en plein milieu du onsen.»

La main du vieil homme se pose abruptement sur l'épaule de Marshall.

« - Jeune homme, j'ai besoin de vous, j'ai encore besoin de trois personnes, dont vous. - sanglote-t-il en implorant la pitié.
- Notre contrat n'accorde aucune mention à ce sujet.
- Il est apparu il y a quelques jours, aucune grosse guilde ne veut s'occuper d'un portail de si faible importance. Je vais perdre mon affaire si personne ne se bouge.
- Perdre votre affaire et notre partenariat ? Non. affirme le bellâtre d'une façon assurée. Je ne perdrai aucun profit avantageux.»

Marshall avance à reculons vers le groupe en préparation pour le départ du donjon, affirmant sa volonté de rester en arrière de manière héroïque. Il faut le faire, pour la prime de risque et les honoraires. Pour rien d'autre.

Marshall dévisage les chasseurs de son groupe éphémère, aucun rôle n'est encore réellement défini ; la plupart sont en tenue civile avec des fourchettes en guise de dagues. Il s'imagine déjà disparaître de ce monde, une mort inutile à souhait. L'américain glousse furtivement, avalant son anxiété au plus profond de son estomac. Un gaijin, tout comme lui, propose habilement de se mettre au travail. Décision unanime, le groupe accepte timidement la proposition en hochant la tête sans trop savoir où mettre les pieds. L'auditeur croise le regard avec un jeune adolescent, chétif et maladroit, l'impression d'une expédition déjà foirée envahit ses pensées les plus vides. L'homme aux atours orientaux ouvre donc le chemin, laissant les plus dubitatifs à l'arrière. Oui évidemment, Marshall ferme la marche, précédé par une chasseuse à la chevelure rosâtre.

Le changement de décor se fait sans plus attendre, passant d'un jardin luxuriant à une étendue de terre boueuse agrémentée de longues tiges d'herbe de la taille d'un gratte-ciel ; L'homme de l'Oregon n'en revient pas, l'impression d'être une fourmi prend tout son sens. C'est une première pour lui, il ne s'est jamais retrouvé dans une telle situation d'attaque, laissant toujours le soin à ses subordonnés d'éradiquer les menaces avant son arrivée sur les lieux. L'ambiance y est altérée, comme la réalité. Cette vision émerveillée de la dimension est rapidement brisée par une attaque surprise. L'âme de Marshall reste debout, profitant d'une découverte majeure. A l'inverse, son corps se retrouve plaqué au sol mystérieusement. Son rythme cardiaque explose instantanément, l'adrénaline du contact lui fait faire une demi-syncope. Les yeux fermés, il pense que c'est déjà son heure. Une pensée sucrée l'accompagne dans ses derniers instants. Il est néanmoins extirpé de son sommeil éternel par les mots d'une charmante demoiselle écrasée contre sa silhouette, s'excusant pleinement et se rangeant à nouveau dans le groupe avec une mine déconfite. En pleine ivresse de mort, Marshall ne pipe pas mot. Ce n'est qu'à la dernière excuse qu'il répond brièvement.

« - Agh, c'est... c'est rien. »

Crucifié au sol, le regard vaseux, il observe la formation d'une sphère aqueuse au-dessus du groupe. La rosée du matin. Cette goutte qui grossit à vue d'œil est dangereuse, elle commence à faire la taille d'une villa ; d'une minute à l'autre, ce projectile mortel pourrait se  décrocher afin d'engloutir plusieurs dizaines de mètres avant de s'exploser violemment au sol. Le bras droit de Marshall se lève, désignant le ciel au reste du groupe. Choisir entre la vie ou la mort du bout de son index lui glace le sang et le ramène à la raison. Pendant que l'assemblée reste pantoise face à la situation maladroite, il prend la parole avec vigueur.

« - Bougez, en-haut, écartez-vous. »

Les regards se lèvent comme une levée de boucliers, le temps se fige. L'eau s'arrache de son nid verdâtre, allégeant de son poids l'extrémité du brin d'herbe. L'ondulation de la végétation danse avec les mouvements aléatoires des membres du groupe. Tous, tous essaient d'esquiver l'ombre grandissante qui se dessine au sol ; une ombre qui finit par disparaître sous le fracas de la goutte d'eau contre la glaise. L'onde de choc fait apparaître une brume humide, sèchement dissipée par l'appétit vorace de la terre. L'équipe est aspergée de la tête aux pieds, c'était moins une.

« - Ça... Ça va ? - lance Marshall à l'ensemble du groupe en se relevant. Pas blessée ? - questionne-t-il à la jeune femme maladroite. »

L'américain fouille subtilement dans son pantalon à la recherche de son canif ; c'est la seule arme qu'il emporte avec lui, au Japon. La palpation ne lui donne qu'un sentiment de poches trouées, un instant de détresse s'empare alors de son expression faciale. Ce couteau dépliant est son ange-gardien, s'il ne l'a pas, il ne s'en sort pas. Face à ce sentiment d'oubli malaisant, le bel homme partage son état d'âme dans les pupilles du chef de groupe, naturellement désigné par son assurance sans failles.