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Vsevolod Yegorovich
Vsevolod Yegorovich
Messages : 7
Date d'inscription : 06/12/2020

Les chemins anciens [solo] Empty Les chemins anciens [solo]

Lun 7 Déc - 15:03
Au bout de la mire. Au bout de son doigt. Huit ans pour grandir, et être prêt à tuer. Il n’était pas sûr de voir la différence, au travers des volutes blanchâtres qui s’élevaient en fantômes incertains de sa bouche entrouverte. Le bois et le métal étaient lourds entre ses mains, avec une consistance dure et réelle, quelque chose de fort et de dure qui lui parlait. Il ne comprenait pas réellement ce qu’il faisait, mais il savait que le doigt pointé de son géniteur, et les regards jaloux de ses frères (il était encore bien jeune pour avoir le droit de tirer au fusil) lui commandaient d’agir, et de ne pas hésiter. Sa lenteur à presser la détente, il le savait, serait interprétée comme une faiblesse, qui, bien que compréhensible chez un jeune garçon de huit ans, n’avait pas sa place chez eux. Chez eux, les faibles mourraient. Il l’avait vu chez sa jeune sœur, au visage déformé et au front large, au regard globuleux de crapaud effaré et à la bouche baveuse, et chez son ainé, qui avait pendant plusieurs jours craché ses poumons et sa vie, jusqu’à ce que son père décide d’abréger ses souffrances. Vsevolod doutait que le geste soit réellement altruiste, à vrai dire. Sans doute que ses éternuements ininterrompus et ses grognements plaintifs avaient usé la maigre patience du chef de famille. C’était ainsi. Il ne voulait pas subir le même sort. Son doigt pressa la gâchette, peinant un court instant à enclencher le mécanisme, et, l’espace d’une fraction, il se sentit différent, comme transcendé, et transporté dans un ailleurs hypothétique.

Il n’était plus simplement Kulikov Vsevolod "Vova" Yegorovich, héritier d’une famille au sang clairet. Il n’était plus simplement ce petit morceau de viande et d’os, emmitouflé dans la peau et la fourrure de diverses bêtes chassées par ceux qui avaient marché ici avant lui. Il était plus que cela. Il était la balle, ce projectile lourd et métallique propulsé par un mélange artisanal et explosif de poudre, qui embrasait l’atmosphère immobile de la tundra et fendait l’air, établissant l’espace d’une courte éternité un pont mécanique entre lui et sa première victime. Il était cet élan au regard abruti, aux bois épais et au cou gras, qui remuait le sol ingrat et dur à la recherche des pousses promises. Il était le passé de son clan, jusqu’aux ancêtres mythiques qui vivaient dans les bylinas braillées par sa mère lorsque lui venaient des élans lyriques. Ce n’était pas qu’un simple geste qu’il accomplissait. C’était plus que cela, un rituel profond, qui remontait jusqu’au plus ancien des âges, quand les hommes étaient encore eux-mêmes des bêtes, et le feu qui incarnait sa juste fureur encore un ennemi. La balle trouva son chemin, et racla le poitrail de la créature, éraflant son côté en une gerbe coloré de sang et de poils. Le coup était mauvais, et avant même que son paternel n’eut le temps de jurer et de le frapper, et avant même que ses frères n’eurent le temps de fondre et de lui arracher le précieux trésor des mains, ravis d’avoir une excuse pour lui ôter son privilège indu, il réarmait l’arme, corrigeait le recul qui avait secoué jusqu’à sa colonne vertébrale, faisant rater à son petit cœur quelques battements.

C’était un rythme nouveau qui l’animait, maintenant, et Vova devait être lui aussi accompli dans ce geste. Les épines des arbres disparurent de son champ de vision, et il ne reste que le mouvement vague de la créature apeurée, qui, ivre de terreur et de douleur, détalait maintenant. Il lui fallait viser, de nouveau, et oublier le monde. Il était le chemin. Il était la voie, et le marcheur et la destination, comprit-il, son esprit encore trop jeune pour réellement appréhender ces concepts mystiques et cette soudain illumination s’emplissant au lieu des mots de ses ainés plus accomplis d’une pléthore d’images et de son et de sensations. Il tira de nouveau, et cette fois le mouvement de l’arme et son bruit de dragon courroucé ne provoqua plus chez lui cet étonnement. Une fois de plus, le monde suspendit sa course, le temps que son esprit embrasé s’unisse à celui de la proie. Elle avait fait plusieurs pas déjà, et sa course erratique l’emmenait rapidement loin de lui. Il n’avait jamais été le plus croyant, et même si son père lui avait rapidement fait comprendre l’importance des prières et du respect au patriarche (il n’aimait pas embrasser sa grosse bague, et sentir l’odeur de sa vieille chair), il comprit maintenant enfin pourquoi il était si important d’être un enfant pieux et bien croyant. C’était ici que se produisaient les miracles, et qu’il accomplissait sa part du travail de sa race.

Comment expliquer autrement, se demanda-t-il, la merveille de cette carcasse gigantesque qui tombait dans la neige, le cou percé de part en part, et son sang qui formait sur le canevas vierge des motifs rouges, comme ceux que produisaient autrefois sur les métiers à tisser géants les femmes aux étoffes colorées ? Comment expliquait qu’il venait de parler à la bête, et que lorsqu’elle avait poussé pour la dernière fois un cri de douleur et de révolte impuissante, il avait perçut ce qu’elle voulait dire, mieux que le plus précis des langages portant la plus précise des notions ne pouvait la faire percevoir ? Comment expliquait le tremblement extatique de ses mains, et les volutes propitiatoires de son souffle qui montaient en suppliques implorantes vers un ciel couleur métal ? Il tendit le fusil à son père, et les deux créatures, jeune et moins jeune, se comprirent réellement, peut-être pour la première fois de leur vie.

Il marchait dans les traces des ancêtres. Il marchait dans les traces du divin, et son âme était grande comme la steppe.
Vsevolod Yegorovich
Vsevolod Yegorovich
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Lun 7 Déc - 16:15
Le temps qui passait. Son rapport à ce dernier s’était modifié, maintenant qu’il avait montré qu’il était. Qu’il existait vraiment, hors du socle commun et cannibale de l’identité familiale. Son père ne confondait plus son nom avec celui des autres gamins, ni même avec celui de ses frères. Il était Vova, et ce surnom marquait une certaine forme d’affection et de faveur. Il aurait pu au début craindre que ce traitement préférentiel lui attire les foudres de ses ainés, et ce fut effectivement, l’espace d’une brève période, le cas. Mais cette attitude changea rapidement, fondant comme la neige en été lorsque le jeune garçon montra, encore, et encore, encore un peu plus, que l’œil avisé de leur géniteur ne s’était pas trompé sur son compte. Il y avait, lorsque l’on mettait entre ses petits mains fluettes un moyen de tuer, quelque chose de très beau qui se produisait invariablement. C’était de l’ordre de l’inexplicable et du mystique, sans doute même du sacré. Les noms pourtant très respectables de Dostoïevski, Rachmaninov ou encore Répine n’avaient pas pour ces gens pourtant extrêmement patriotes une signification aussi puissant que celui de Vova, qui prenait lorsqu’il sortait de leurs lèvres gercées des airs de prières. Dans la droite lignée d’un saint plus connu d’eux, le grand Kalashnikov, il incarnait cette partie violente et primaire de leur quotidien, mais que lui anoblissait de par sa simple présence, transformant l’activité pourtant vulgaire et salissante de la mise à mort et du dépeçage en une communion merveilleuse et enivrante.

Le temps des hésitations et des gestes mal assurés était en effet passé depuis longtemps, et le jeune garçon, qui venait pourtant à peine d’ajouter un deuxième chiffre à son âge, voyait son auguste tête blonde auréolée d’une gloire qu’il ne comprenait pas vraiment. Ses capacités à déchiffrer et à comprendre le monde ne paraissaient plus, maintenant qu’il avait montré qu’il était capable de chasser, être l’œuvre du diable, mais bien le signe assuré qu’il était spécial (le mot était prononcé doucement, à voix basse, avec tout le respect que l’on lui devait), et qu’il allait faire de grandes choses (le même ton continuait d’être employé). Il suffisait pour en être convaincu de leur voir tirer. Il ne ratait pas. C’était aussi simple que cela. Ses petits doigts emmitouflés dans ses petits gants se resserraient autour du manche de son arme comme des plantes grimpantes autour du tronc d’un arbre, et il se passait quelque chose d’un incroyable. Il cessait de bouger, et son visage fin se trouvait pénétré d’une expression grave, comme appartenant à une personne ayant trois ou quatre fois son âge. Il retenait son souffle, et ouvrait un peu la bouche, et tirait. L’affaire était simple, et la bête mourrait. A cela, il fallait encore ajouter la manière adroite qu’il avait de lire les traces. Elles semblaient pour lui pareilles aux Saintes Ecritures que lisait lors des offices le patriarche, révélant les secrets de l’existence avec une impudique facilité, et les animaux étaient ôtant d’icones saintes, leurs visages connus révélant des histoires fantastiques et produisant sur terre les plus nobles miracles. Ses pièges étaient toujours pleins, et ce ne fut que lorsqu’un jour, armé seulement d’un couteau de chasse, il revint en trainant péniblement sur le traineau qu’il avait emporté avec lui une carcasse aux proportions cataclysmiques qu’il cessa réellement d’être aux yeux embrumés de sa famille un simple humain.

C’était de ces bêtes qui échappaient aux règles bien établies de la taxonomie. Comme les habitants de l’endroit, l’isolation, la rigueur du climat et de l’existence et la petitesse du nombre de potentiel partenaires avaient concordé pour produire une créature curieuse, aussi difforme que dangereuse, à la fourrure épaisse et drue, au cuir pâle comme la membrane d’un cadavre et aux crocs irréguliers et luisant comme deux rangées de dagues acérées. Les muscles, noueux et tendus encore, semblait vouloir sous l’enveloppe qui les retenait péniblement jaillir hors du corps, asperger de toute leur puissance cadavérique les environs. Mais ce furent les yeux qui surtout terrifièrent les gens ainsi rassemblés, quand ils eurent terminé de manifester leur étonnement et leur admiration et qu’ils passèrent à un examen plus approfondi de la bête. On aurait pu s’imaginer que chez pareille apparition, les globes oculaires auraient pris la forme de lanternes jaunes, se seraient fendus d’iris et de pupilles monstrueuses. Il n’en était rien. C’était deux petits yeux, ridiculement atrophiés au vu de la carrure de mastodonte de la bête, et qui détonnait dans son crâne par leur aspect humain.

Des yeux d’homme. Le doute n’était pas permis, malgré le sang et les entailles qui couronnaient leurs emplacements. Des petits yeux d’un vert d’épine de sapin, un vert sombre et profond et indiquant une bonne santé et une âme droite. Des yeux qui n’étaient pas à leur place. La mère poussa en les voyant un cri, et se signa copieusement, invoquant en un chapelet incantatoire le nom de plusieurs saints et saintes. Le père grogna, manifestant dans un élan surprenant d’émotion ce qu’il ressentait en ce moment (personne ne comprit vraiment ce que c’était, seulement que c’était important). Il fut décidé, le temps que l’on comprenne ce qu’il fallait faire de l’apparition impie, qu’elle resterait dehors, attaché sous l’auvent de la maison. Le froid la conserverait, et il serait bien temps de voir comment régler cette affaire à une heure plus décente, quand la lumière du jour aurait remplacé les ombres dansantes du soir. Alors ils rentrèrent dans la pièce chaude, et les murs se refermèrent sur eux, et l’on commença à interroger le jeune Vova sur l’origine de la créature, et comment il avait bien pu faire pour la tuer.
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